Corot et Fragonard, deux résidences de Pissevin, sont en cours de démolition. Dans un cas c’est la fin du premier programme de Rénovation urbaine, pour l’autre c’est l’anticipation du second programme.
J’avais hâte d’en finir avec cette réunion. Je savais qu’à l’extérieur tout proche un drame se nouait, dont j’avais eu écho à Sète deux jours plus tôt : ce n’était pas Mozart qu’on assassinait, mais Corot et Fragonard, deux meurtres d’un coup, belle affaire ! Pour un enquêteur de l’Eko des quartiers ça la foutait mal, même pas au courant de ce qui se trame à Pissevin… J’ai mis le temps nécessaire à boucler proprement mon affaire, avant de foncer sur les lieux des crimes.
A Fragonard, l’affaire était en cours, sous le regard de quelques badauds avides de sensations ou de souvenirs photographiques destinés à larmoyer à l’avenir, sous la protection des chasubles rouges de sécurité.
Je précise pour les novices, pas Fragonard le parfumeur de Grasse, non, le peintre français du XVIIIe siècle. J’ai regardé dans les yeux la coupable, une grosse mâchoire impavide.
Elle grignotait bout à bout, calmement mais sans répit, toute la boutique, du plafond au sol, faisant bouffer sa poussière insensible à tout le voisinage. Sans vergogne, déshabillant les pièces d’habitation une à une, dévoilant l’intimité des tapisseries et des peintures, comme si les appartements étaient devenus des prostituées livrées aux regards de la rue. J’ai vu passer des femmes qui ricanaient « c’est fini ! » d’un air goguenard, mais je crois qu’elles avaient un peu de mort dans l’âme. Je me suis dit,
est-ce que les arbres qui bordent l’immeuble sont promis eux aussi à cette table rase urbanistique ? Vont-ils au nom du nouveau Dieu Ecologie échapper à la mort, auront-ils au moins un sursis ? Je reviendrai voir ça plus tard.
Dans un coin de verdure, en face du drame, j’ai découvert un sac rempli de gravats qui m’a laissé circonspect : butin d’un fétichiste de la démolition, prise égarée d’un spéculateur avide de vendre plus tard les restes morbides d’un Fragonard démembré ? Pas le temps d’effectuer des relevés ADN pour approfondir l’enquête, j’ai filé chez Corot, tout en sachant que j’arrivais trop tard de toute façon.
La première partie du corps était déjà décomposée, c’est le moins qu’on puisse dire ! J’ai eu juste le temps de fixer le périmètre des suites à venir, côté verdure, côté béton, face aux belles fresques installées pour adoucir la douleur des voisins, et les rassurer quant au devenir de leur propre avenir… La mâchoire était en pause, comme un dinosaure en sommeil. J’ai trouvé un vélo
en plein étage de la prochaine victime, seul signe qu’un appartement, là, est encore habité. Croisé tout de même un témoin important prêt à faire des déclarations, M. D. qui était là avant que la dalle sur laquelle nous nous sommes rencontrés soit construite : dès qu’il cause, je vous informe !
Pour le reste, j’ai suivi en partant des complices présumés qui quittaient tardivement les lieux du crime , forts de leur impunité : pas de preuves, pas de témoins, mais je continue l’enquête.
Références utiles
C’est Mozart qu’on assassine est un roman de Gilbert Cesbron où il est question d’un enfant de 7 ans bouleversé par le divorce de ses parents. Le titre du livre est une expression tirée de Terre des hommes, ouvrage d’Antoine de Saint-Exupéry.
https://www.fragonard.com/fr/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Honoré_Fragonard
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Camille_CorCF belles fresques